Olivier Zappelli, des hippies, des déesses et des dieux

Portrait d'Etienne Chatton

Etienne Chat­ton par OZ

Par Etienne Chatton
Fon­da­teur du Centre inter­na­tio­nal de l’art fan­tas­tique, Châ­teau de Gruyères, Suisse


Oli­vier Zap­pel­li naît à Lau­sanne, le 2 avril 1966 à 00h20. Bélier, ascen­dant Sagit­taire : feu de feu, avec en prime un che­val de feu dans le zodiaque chi­nois. Jouis­seur de l’extrême, que tout équi­libre désta­bi­lise, il se révèle dès l’enfance curieux de tout, consu­mé de dési­rs. Sur lui, le reje­ton voit conver­ger un tableau d’ascendants où la pas­sion poli­tique en lignée mas­cu­line se mêle au goût des arts en lignée fémi­nine. D’une vieille famille pié­mon­taise, le grand-père Zap­pel­li, dépu­té-maire socia­liste d’Intra-Verbania, siège au Sénat romain ; après la mon­tée du fas­cisme et l’arrivée au pou­voir de Mus­so­li­ni le contraint à l’exil en Suisse. Côté mater­nel, les Lom­bards de Neu­châ­tel sont de souche Céve­nole. Le Musée du désert a remis à l’honneur les des­cen­dants de ces pro­tes­tants exi­lés. Les tableaux néo-clas­siques de la grand-tante Jeanne Lom­bard y figu­re­ront aux côtés de ceux de l’aïeul Théo­dore Dela­chaux et des gra­vures du grand-oncle Aimé Montandon.

Au lycée, sec­tion latine, l’idiome des ancêtres met le potache en léthar­gie. Cancre pro­téi­forme, il ne veut que gri­bouiller tan­dis que le conseil de dis­ci­pline lui inflige les pires vio­lences. A seize ans, il se voit pour­tant confier une bande des­si­née com­mé­mo­rant le 400ème anni­ver­saire du Col­lège St-Michel. L’œuvre qu’il est inter­dit d’intituler les frasques de St Cani­sius-le met en sur­sis pour un temps. Ses notes exé­crables le contraignent  pour­tant à quit­ter la véné­rable ins­ti­tu­tion à deux ans du bac­ca­lau­réat. Excé­dé, son père l’inscrit aux Beaux-Arts de Sion, où l’on dis­pense en hap­pe­ning per­ma­nent l’illumination ful­gu­rante du Mini­mal Art. Mais le beat­nik, optant pour le tag plu­tôt que le tachisme mural, refuse de s’y vouer corps et âme.

Oli­vier Zap­pel­li s’inscrit alors à l’école Maxi­mi­lien de Meu­ron de Neu­châ­tel. Hip­pie en man­teau de four­rure et tignasse arbo­res­cente, il aspire le joint avec l’air du temps. En mili­tant de Che Gué­va­ra dans l’extase du pier­cing, il acquiert des notions d’anatomie com­pa­rée comme l’esprit vient aux filles. A copier les frises du Par­thé­non, il ingur­gite encore les rudi­ments de l’esthétique et de l’histoire de l’art. Mais en troi­sième année, il se décide de boy­cot­ter le cours de mode­lage ; fana­tique de construc­ti­visme, le maître ne rêve que de sphère et de cubes tan­dis qu’Olivier ne veut que peindre. Un jour d’orage, le doyen fai­sant preuve d’autorité, jette toute sa pro­duc­tion sur la rue. Echange de coups ! Expul­sion ! Ren­tré à Fri­bourg, le futur génie décide de punir l’impudent des­pote. Il concocte une recette d’alcool de fiente qu’il ser­vi­ra froid au temps de la ven­geance. Ayant conquis en auto­di­dacte les tech­niques de la pein­ture, du mode­lage et tut­ti quan­ti, et fort de ses notions de chi­mie élé­men­taire, Oli­vier décide de jouer Zap II le retour. Venu pré­sen­ter ses res­pects au direc­teur vio­len­té, il asperge le hall d’honneur de l’école du nau­séeux liquide, dont l’odeur per­sis­te­ra longtemps.

En quête chao­tique de lui-même, Frère Oli­vier entre au monas­tère cis­ter­cien d’Hauterive. L’Abbé, dési­reux de tes­ter l’obéissance du pos­tu­lant, lui demande de renon­cer à la pein­ture. Deux mois à macé­rer hors des eaux miroi­tantes de la créa­tion avant que l’artiste ne se décide à fran­chir la clô­ture. Inter­mède mys­tique qu’un détec­tive clas­se­rait au rang des délits de fuite.

Seul tolé­ré par les ins­tances offi­cielles, qui patronnent la com­pé­ti­tion inter­na­tio­nale, le non-art laisse entre­voir nombre de trous dans le fro­mage du pour-cent éta­tique. Tôt entré dans la car­rière, les aînés font dans la per­for­mance. Oli­vier va-t-il se conten­ter des pro­pos vague­ment anar­chistes pro­fé­rés par les révo­lu­tion­naires en pan­toufles, qui prônent un art de des­truc­tion ? En fils de bour­geois, qui a bibe­ron­né à l’écoute d’un père juge et d’un grand-père cor­res­pon­dant de presse répu­té pour ses chro­niques géo­po­li­tiques, un Zap­pel­li ne sau­rait se can­ton­ner dans la pro­gram­ma­tion du vide. Si l’Art est remise en ques­tion de l’ordre du monde, c’est d’abord d’un monde d’idées.

Pour l’homme qui rit, l’horreur  a tou­jours un côté déri­soire. L’humour per­met d’en sup­por­ter le tra­gique. La bande-des­si­née est le sup­port rêvé de qui cherche une voie figu­ra­tive hors des pon­cifs d’usage. Les bulles de la BD sont des mani­festes en attente de mythes. Richard Cor­ben ins­pire à la jeune géné­ra­tion ses héros irri­tants. Tout comme celui des Rol­ling Stones, son art allie vul­ga­ri­té, Haine et sadisme en une poé­tique agréa­ble­ment tonique. Pour Zap­pel­li, la révo­lu­tion sera hilarante.

Ses com­po­si­tions, Oli­vier Zap­pel­li les frappe du sigle OZ. Oser. Un pro­gramme : oser la prise de risques, en faire un constant défi. L’idéalisme orien­tal s’est engouf­fré dans la brèche ouverte par l’industrie por­no­gra­phique ; irait-il jusqu’à des­si­ner des trucs pas nets, des images de pipe admi­nis­tra­tives et d’introduction de gad­gets à l’hygiène dou­teuse ? S’il a com­mis ce péché ‑rien d’humain ne lui est étran­ger- que la cri­tique voit dans ces péchés de jeu­nesse un encou­ra­ge­ment à l’humilité.

Entre-temps, Oli­vier Zap­pel­li a rejoint les four­mis de l’administration des postes. Il estam­pille des lettres et trim­balle des paquets. Le temps d’amasser quelques dol­lars, la cigale rouvre ses ailes et s’envole vers Haï­ti. L’animisme est la forme ori­gi­nelle de toute croyance. A la Tous­saint, l’île entière se trans­forme en une gigan­tesque séance de spi­ri­tisme. En néo­phyte, OZ par­ti­cipe à d’innombrables céré­mo­nies vau­doues. Trop intel­lec­tuel ou aban­don insuf­fi­sant, jamais il n’arrivera à la transe des âmes et des corps inno­cents que che­vauchent les esprits. D’ailleurs cette vie foi­son­nante manque d’ascèse. Au hasard de ses lec­tures, un livre sur l’Inde lui apporte l’illumination. Via l’aéroport de Port-au-Prince. Embar­que­ment immédiat.

De New Del­hi, bar­dé de ver­tus rus­tiques, l’aventurier se lance sur les routes de l’Inde. Dur­ci par les plai­sirs plus que par l’effort, il goûte à l’ivresse de la soli­tude et au bon­heur de vivre à plein ses pul­sions. A la pour­suite de ses propres secrets, il se plonge dans le Ramaya­na. La faim de mirages super­fi­ciels apai­sée, revient le morne ennui du quo­ti­dien. Bien que les rado­tages sucrés, tres­sés en guir­landes autour de la foi, le laissent scep­tique, il décide de ten­ter l’expérience de la vie monas­tique. Pour conqué­rir une maî­trise hau­te­ment tan­trique, le rebelle inté­gral, viré de l’école et de l’armée, se sou­met à toutes les règles.

Torse et pieds nus, le dho­ti sau­mon, emblème glo­rieux du moine iti­né­rant, couvre la par­tie la moins glo­rieuse de son ana­to­mie. La barbe et les che­veux cou­verts de cendre de bouse de vache, il men­die sa pitance en langue hin­die. Tou­jours camé par le besoin de peindre, au temple de Kaju­ra­ho, Hanu­man Man­dir, il reçoit man­dat de repré­sen­ter le dieu-singe Hanou­mâne. Bon­heur inté­gral : une fresque longue de six mètres qu’il achève avant de gagner Bhai­ro­tik, Kal Bhai­ro Man­dir, où les moines lui pres­crivent d’illustrer un épi­sode du Mahabha­ra­ta. Les vil­la­geois émer­veillés viennent s’incliner devant les images sacrées et tou­cher les pieds du véné­rable sadhou.

D’emblée, OZ se can­tonne dans des com­po­si­tions symé­triques. Comme en musique orien­tale, ce sché­ma clas­sique lui ser­vi­ra de fon­da­men­tale har­mo­nique ; elle est la base conti­nue sou­te­nant le dis­cours mélo­dique, où le sithar brode à l’infini ses varia­tions. Sou­vent, son tableau recèle une dua­li­té qui le fait pas­ser de l’obscur au clair. Cet éti­re­ment ver­ti­cal est conforme au prin­cipe de libé­ra­tion. De la satu­ra­tion à la clar­té, l’esprit se dégage de sa gangue de matière. Sa tech­nique, qui sature la cou­leur, rejoint la devise des rapins expres­sion­nistes : de l’huile sur la toile c’est de l’huile sur le feu. Les tona­li­tés, qu’il super­pose sur sa toile en couches très fines, laissent péné­trer une lumière vibrante sous ses glacis.

Ni vrai­ment pué­ril ni vrai­ment adulte, il a gar­dé une âme tiraillée : l’innocent Peter Pan en lutte per­pé­tuelle contre le féroce Dra­cu­la. Cet appé­tit de fauve visant à l’efficacité bru­tale du pos­ter, néces­site ces contrastes entre har­mo­nie et délire. Les sujets sur­gissent spon­ta­né­ment. Il garde en réserve de mul­tiples thèmes qu’il ne cherche ni à ana­ly­ser ni à cen­su­rer. Il les exté­rio­rise lorsqu’une envie vis­cé­rale en impose la pro­jec­tion. Cette urgence de l’idée non construite ne peut être expli­quée qu’en fin de par­cours, lorsque d’innombrables fio­ri­tures sont venues l’enrichir.

Dans ses toiles qu’il exploite en paral­lèle, il par­vient à imbri­quer des réfé­rences contem­po­raines, mêlées au clas­si­cisme le plus rigou­reux. Oppo­sant le clair et l’obscur, l’immense au déri­soire, il fait coha­bi­ter un minus de des­sin ani­mé avec un géant de la Cha­pelle Six­tine. La diver­si­té de ces apports sus­cite des ten­sions ; elles génèrent l’intensité. La contes­ta­tion devient source de poé­sie. Som­mé de s’expliquer, OZ jus­ti­fie sa fas­ci­na­tion des grands clas­siques : «  Michel-Ange pour la puis­sance qu’il dégage des corps, pour ses dra­pés orange vif et ses ombres vert pomme. Dürer qui brise tous les tabous. Il a osé, donc je peux ».

Les petits dieux qui gla­pissent dans les ténèbres exigent moins de conven­tions que de véri­té. En ser­vant de messes dou­teuses, OZ N’avait qu’à ronéo­ty­per ses emprunts mytho­lo­giques. Abru­ti de bons sen­ti­ments, Oz  pou­vait épan­cher son cœur jusqu’à l’implosion dans ses por­traits d’enfants. Pris en otage par la bonne socié­té plou­carde, il aurait hono­ré les prê­tresses du temple. En pro­sé­lytes, elles auraient su insuf­fler à l’anarchiste leur vision mora­li­sante du com­bat des classes. Tant de misé­rables y sont tom­bés, qui n’ont même plus l’excuse de subir la pres­sion des réac­tion­naires. Livré au seul délire, il reste conscient des limites de la conne­rie qu’il est de bon ton d’outrepasser.

Un por­trait de femme est comme une demande en mariage. Hélas, les moines s’interdisent de telles demandes et s’il leur vient le désir de peindre, ils n’honorent que la Sainte Vierge. OZ a accom­pli son novi­ciat dans un monas­tère de mys­tiques hin­dous pra­ti­quants la tolé­rance et l’amour du genre humain. Les prin­cipes sacrés de cette voca­tion à la pour­suite du divin devaient l’amener au som­met de la libé­ra­tion. Mais il a renon­cé à tous ses vœux, vœux de chas­te­té com­pris. S’il a su gar­der ses attri­buts virils, il est sor­ti mar­qué par l’expérience de la chas­te­té. La fata­li­té l’aurait-elle fait retom­ber dans la miso­gy­nie, qui fut de tout temps l’ornière du mona­chisme chrétien ?

Les années Clin­ton ont por­té un coup de grâce à l’intolérance. Mais la liber­té sexuelle s’est tein­tée d’iconoclasme. Les machos en herbe ou en graine ne sont pas tous musul­mans. Ils feignent le res­pect, mais c’est pour mieux s’exercer à l’étripage sys­té­ma­tique. Qu’elle soit lit­té­raire ou plas­tique, leur cri­tique stig­ma­tise autant les intrigues et les ambi­tions des égé­ries du pou­voir que leur sans-gêne. Dans ce haut-lieu du poli­ti­que­ment cor­rect qu’est res­té le monde des femmes, une has-been bou­di­née se croit en droit d’exiger d’un peintre qu’il en fasse l’apothéose de la blonde sinueuse ? La luci­di­té rend sou­vent les hommes couards ; machiste par peur de sem­bler com­plai­sant, OZ ne fut jamais lâche. Mer­ci à ses com­man­di­taires de ne l’avoir jamais contraints à tar­ti­ner des sucre­ries au bord de la crise de diabète.

Olivier Zappelli Art